- Citoyens musulmans en France et au Royaume-Uni : quelle place dans les cimetières ?
Par Nada Afiouni, Université Le Havre Normandie, le 23 Janvier 2021
Citoyens musulmans en France et au Royaume-Uni : quelle place dans les cimetières ?
Nada Afiouni, Université Le Havre Normandie
La crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 ainsi que les débats autour de la loi sur le séparatisme désormais intitulée « conforter les principes républicains » posent de façon encore plus aiguë la question des lieux d’inhumation des populations musulmanes françaises sur le sol national.
La France n’est pas le seul pays qui doit faire face à un taux de mortalité élevé notamment parmi les populations « issues de l’immigration ».
Au Royaume-Uni le taux de mortalité est également plus élevé parmi les minorités ethniques. L’utilisation des statistiques ethniques dans les organismes publics britanniques, dont le secteur de la santé, a permis d’identifier un taux de mortalité 2,5 fois plus élevé dans la catégorie des personnes d’origines pakistanaises dont la majorité se déclare musulmane.
Ainsi il est incontestable que la crise de la mortalité liée à la pandémie, couplée à la fermeture des espaces aériens (qui met un terme aux rapatriements des corps) ont un impact particulier sur les populations musulmanes et surtout sur le choix des lieux d’inhumations.
Mes recherches ont montré que, de Paris à Londres ces lieux témoignent, en filigrane, d’autres pratiques du vivre ensemble, ou plutôt du « mourir ensemble ».
Les cimetières sont le reflet matériel des vivants et de leurs modes d’organisation. Les marquages sociaux et culturels des sociétés qui les abritent y sont reproduits. Ainsi la place réservée à l’« autre » dans les cimetières est souvent tributaire des modalités d’organisation de la pluralité culturelle et cultuelle dans chaque pays.
L’expression multiculturelle du deuil
Il est vrai que les lois régissant le funéraire, édictées au début du siècle, s’adressaient à des sociétés religieusement homogènes et où le pluralisme religieux restait cantonné aux diverses branches du christianisme.
Or, la France et la Grande-Bretagne d’aujourd’hui, riches de leurs héritages post-coloniaux, sont également composées de familles issues des anciennes colonies qui ne sont pas nécessairement chrétiennes et qui sont désormais durablement installées sur le sol national. Ils sont, pour la grande majorité, citoyens français ou britanniques. Les changements démographiques et le vieillissement des populations issues de l’immigration viennent interpeller les législations funéraires nationales.
Ainsi, le rituel du deuil n’échappe pas à la pluralité de la société et acquiert de fait une expression multiculturelle car l’expression du culturel est consubstantielle au deuil, donc anthropologiquement impossible à masquer.
Pour les populations musulmanes issues de l’immigration, le lieu d’inhumation est un « choix » entre une inhumation locale ou un rapatriement vers une terre dite d’origine. Néanmoins ce choix est contraint par plusieurs variables structurelles, législatives, juridiques et politiques. Il est également tributaire des offres liées au secteur des professionnels du funéraire.
L’offre des cimetières ouverte aux musulmans à Paris et à Londres
Le cadre législatif relatif aux cimetières en France et en Grande-Bretagne est sensiblement différent, même si la gestion des cimetières est sortie de la tutelle du pouvoir ecclésiastique au début du XIXe siècle dans les deux pays.
Depuis l’évolution des cadres législatifs aussi bien que politiques renvoie à deux paysages contrastés : là, où en France le cimetière communal est le seul horizon possible, la Grande-Bretagne offre une variété de choix.
Le cadre français républicain et laïc essentiellement construit dans un rapport de force avec la religion catholique dominante au XIXe, siècle consacrant les cimetières comme domaines publics, a essayé, dès les années 1970, de répondre aux premières demandes de familles musulmanes.
La législation française ne reconnaît pas le droit des groupes mais le droit des individus. Cela se traduit dans la gestion pratique des cimetières par l’impossibilité d’avoir de séparation physique visible par exemple un mur ou un muret entre des groupements de tombes.
En fait, la législation, en matière de carrés confessionnels, est somme toute assez réduite pour une question aussi sensible. La législation se limite à trois circulaires du ministre de l’Intérieur : celles du 28 novembre 1975, du 14 février 1991 et, la dernière en date, du 19 février 2008. Cette dernière souligne le lien entre le carré confessionnel musulman et l’intégration.
Les chiffres concernant la région parisienne restent approximatifs : 23 carrés musulmans parmi lesquelles certains cimetières sont plus présents dans la pratique des entrepreneurs funéraires rencontrés : le cimetière de Meaux (77), le cimetière de Versailles (78), le cimetière de Rosny (93), le cimetière intercommunal de la Courneuve (93 : Aubervilliers, Drancy et Bobigny).
En Grande-Bretagne, la gestion des cimetières incombe comme en France aux autorités municipales. Mais, contrairement à la France, il n’y a pas en Grande-Bretagne d’obligation légale de résidence liée au lieu d’inhumation. La loi britannique laisse l’administré libre de choisir son cimetière. Ce choix est d’autant plus large qu’il existe, de par la loi, plusieurs types de cimetières : privés, publics ou en partenariat public-privé.
Selon notre étude de terrain, sur les trente-trois municipalités du Grand Londres, vingt-quatre possèdent des parcelles réservées aux musulmans. L’ouverture de ces sections dédiées aux musulmans s’est faite progressivement à partir des années 1970 avec une accélération progressive à partir des années 1990. Sur ces vingt-quatre cimetières municipaux, dix-huit autorisent l’inhumation à même le sol.
En plus des cimetières municipaux, la législation autorise la création de cimetières privés. Il est également possible de bénéficier d’une gestion mixte (public/privé) des cimetières.
Il n’existe pas de liste officielle des carrés confessionnels disponibles dans les cimetières municipaux du Grand Londres et de la région parisienne.
Cette absence de vision globale s’étend également sur le plan national. Cela a pour conséquence, notamment en France, de fragiliser les demandes ici ou là pour des carrés confessionnels. Le refus du maire de Wattrelos (Hauts de France) de créer un carré musulman est l’un des derniers exemples en date.
La mort gomme les frontières entre culture et sacré
Malgré l’évolution inéluctable des rites funéraires dans les deux pays, ils restent ancrés dans une réalité sociale, culturelle et religieuse. Les entreprises de pompes funèbres ne peuvent pas faire abstraction de la religion.
En effet, la mort est un moment qui tend à gommer les frontières entre culture et sacré et où, souvent, les éléments religieux mis en sourdine remontent à la surface et revêtent un caractère collectif religieux.
Pour preuve, en France, 80 % des cérémonies religieuses à l’église (catholique) ont lieu au moment des enterrements. Les Français continuent de passer par l’église au moment des funérailles alors que le pourcentage de Français qui se disent pratiquants avoisine les 10 % (le taux de crémation en France est de 32,51 %).
Cette situation française est bien différente de celle de la Grande-Bretagne. En effet, le pourcentage de crémation en Grande-Bretagne est très élevé et la proportion de cérémonies religieuses est drastiquement plus basse qu’en France. En 1960, le taux de crémation en Grande-Bretagne était de 34,70 %. En 2012, il est monté à 74,28 %.
Les missions des entreprises de pompes funèbres
Par ailleurs, les pompes funèbres ont comme mission principale l’accompagnement et la gestion du deuil. Cela nécessite donc une personnalisation dans la relation avec le client qui ne peut faire abstraction des spécificités culturelles et cultuelles des familles.
La libéralisation du secteur des pompes funèbres en France en 1993 va conduire à l’élargissement de l’offre et à l’individualisation voire à la personnification des services.
Comme l’écrit Julien Bernard :
« L’histoire du secteur funéraire montre sa lente autonomisation en un champ relativement séparé de la sphère religieuse (depuis le XIXe siècle) puis de la sphère étatique (dans la seconde moitié du XXe siècle). »
Mais l’analyse du terrain montre que, pour les populations musulmanes issues de l’immigration, la question funéraire reste imprégnée dans le champ du religieux.
Le dynamisme du secteur funéraire musulman en apporte la preuve dans les deux capitales ; en effet, depuis le début des années 2000, plusieurs entreprises spécialisées ont été créées, ainsi que je le constate sur mon terrain actuel. Elles se caractérisent par leur petite taille à l’exception des premiers opérateurs historiques.
À Paris, derrière un site web qui semble prospère, se trouve parfois des autoentrepreneurs qui travaillent seuls sans local ni devanture et qui ont recourt à la location de véhicules et à l’embauche ponctuelle de collaborateurs. Aussi, un grand nombre des gérants des pompes funèbres musulmanes ont commencé à travailler dans le secteur funéraire comme « bénévoles » pour effectuer, par exemple, la toilette rituelle funéraire.
Rapatriement ou non ?
Nous ne disposons pas, dans les deux pays, de chiffres nationaux officiels concernant le taux de rapatriement des corps, pratique souvent préférée des croyants souhaitant l’inhumation en terre musulmane.
Néanmoins, la pratique du rapatriement ne se limite pas aux musulmans, elle est généralisée dans la majorité des migrations récentes.
Les estimations pour la Grande-Bretagne montrent que, jusqu’au début des années 1990, les rapatriements du corps vers le pays d’origine étaient élevés ; les chiffres oscillant entre 70 % et 80 %.
Néanmoins, l’analyse effectuée sur le terrain a permis de constater qu’à partir du début des années 2000, il y a une inversion progressive de cette tendance et un choix vers une inhumation locale au détriment de l’inhumation à l’étranger.
En 2018, il est possible d’affirmer que, pour les entrepreneurs funéraires britanniques, l’inhumation locale constitue 85 % à 90 % de leur activité.
En France, même si tous les opérateurs funéraires constatent une lente progression du choix pour l’inhumation locale ces dix dernières années, pour autant leur pourcentage ne dépasse pas les 35 % selon les plus hautes estimations. En France, le rapatriement où comme l’ont désigné mes interlocuteurs britanniques, « sending abroad » (littéralement « envoyer à l’étranger »), reste majoritaire chez les populations qui font appel aux services des entreprises de pompes funèbres musulmanes dans la région parisienne.
Faut-il en conclure pour autant que les musulmans britanniques, de par leur choix massif pour l’enterrement sur le sol britannique, sont plus « intégrés » que les musulmans français ?
Le poids de l’histoire
L’évolution différenciée du taux d’inhumation locale depuis les années 1990 à nos jours dans les deux pays, peut s’expliquer par deux données factuelles à savoir le large choix de lieux d’inhumation offert aux Londoniens et l’ouverture relativement récente du secteur funéraire français à la libre concurrence du marché.
À cela, il faut ajouter des habitudes de fonctionnement héritées de l’époque coloniale marquées par la conclusion d’accords bilatéraux entre les autorités françaises et les ambassades des pays d’origine.
En France, le choix du rapatriement est à la fois perpétué par les usagers mais également par les opérateurs funéraires qui, dans leur majorité, considèrent le rapatriement comme moins compliqué et moins aléatoire. En effet, les procédures administratives particularisées issues de l’approche multiculturelle, semblent plus lisibles et moins opaques aux professionnels britanniques par rapport à leurs homologues français.
Beaucoup de professionnels britanniques travaillent en étroite liaison avec les cimetières privés locaux qu’ils soient exclusivement musulmans ou pluralistes pour obtenir des conditions d’intervention normalisées et préférentielles : grande amplitude horaire d’accès au cimetière y compris les jours fériés, inhumation en linceul et à même le sol, remplissage manuel de la fosse. Ainsi, malgré le coût moins élevé d’un rapatriement, les musulmans britanniques qui font appel aux entreprises funéraires musulmanes optent à 90 % pour l’inhumation locale, pourtant plus onéreuse.
La structure du cadre législatif funéraire français ne permet pas aux entreprises de tisser des liens similaires. La seule variable qui leur permet de se positionner de façon concurrentielle sur le secteur est la réduction des délais d’attente pour un rapatriement, justifiée par des arguments religieux stipulant que pour un mort musulman l’enterrement doit se faire dans les plus brefs délais.
Tous égaux devant la mort ?
Les éléments saillants de la comparaison Paris/Londres quant au ressenti sont éloquents que ce soit en termes de légitimité ou de sentiment d’appartenance des membres de la communauté musulmanes travaillant dans le secteur funéraire.
Dans les extraits anonymés cités ci-bas, ils expriment leurs difficultés à se dire musulman voire à mourir en musulman en France.
Et c’est à ce niveau que la tournure des débats publics entourant la loi sur le séparatisme risque de faire le plus de dégâts. La volonté de respecter les rites funéraires musulmans pourrait être interprétée comme une expression « trop » visible de la religiosité et par glissement le signe d’un « islam radical ». D’autant plus que ces entrepreneurs funéraires musulmans français se vivent comme une minorité « lésée » ne bénéficiant pas d’égalité d’accès aux mêmes droits funéraires que les Français non musulmans comme le disent plusieurs entrepreneurs funéraires rencontrés :
« Bah moi je pense qu’en France y a trop de problèmes au niveau de… bah dès qu’on parle d’islam, musulmans… C’est pas au niveau des gens, je pense, c’est au niveau de la télé et des hommes politiques, c’est là qu’y a un gros hic, un gros problème. Entre ce qui se dit à la télé et ce qu’on voit dans le terrain ça a rien à voir, donc les politiques ils oseront jamais faire ça, même si ça ne dérangeait personne, c’est ça qui est dingue.
Il faut où avoir décédé dans la commune, ou être habitant de la commune, ou avoir une carte d’électeur dans une commune, pour pouvoir être inhumé dans cette commune. Donc voilà, c’est un peu la problématique qu’on a. Et les carrés musulmans malheureusement il y a beaucoup beaucoup de communes qui ne jouent pas le jeu. »
L’absence de caveau familial ou de carte d’électeur impacte particulièrement les populations issues de l’immigration notamment les plus âgés. De plus, les données de mon terrain montrent une hantise de la fin de concession, omniprésente dans les discours en France. Ces éléments n’ont pas été observés en Grande-Bretagne même si, objectivement, les garanties légales ne couvrent que 50 années de concession surtout dans les cimetières privés musulmans.
Par ailleurs, un sentiment de précarité par de là la mort est véhiculé par les agents des pompes funèbres musulmanes en France, ce qui n’est pas le cas en Grande-Bretagne. Les demandes de création de carrés confessionnels musulmans au sein des cimetières municipaux français ne sont pas nouvelles.
Cependant cette demande est devenue plus pressante à l’aune de la pandémie et de la fermeture des espaces aériens.
Elle peut paraître encore plus problématique qu’elle ne l’a été par le passé, au vu des débats sur l’islam et la place des religions dans la société française.
Nada Afiouni, Maîtresse de conférence civilisation britannique, GRIC, Groupe de Recherche Identités et Cultures, Université Le Havre Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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