France - Electricité : les dessous du bouclier tarifaire
Michel Simon
Électricité, les dessous du bouclier tarifaire
POINT DE VUE DE PNC-FRANCE, par Jean-Pierre PERVÈS, Collège des experts de PNC-France
L’analyse par deux experts du monde industriel :
Bernard Kasriel (Ex-Directeur Général de Lafarge ) et Gérard Buffière « Ex-Directeur Général d’Imérys »
PNC-France présente ci-dessous une analyse proposée par deux industriels qui savent ce qu’une facture d’électricité peut représenter pour une entreprise, Bernard Kasriel et Gérard Buffière, « Électricité, les dessous du bouclier tarifaire ». Comme toujours, l’actualité et ses difficultés trouvent leurs racines dans un passé souvent lointain., dans l’industrie du temps long qu’est l’électricité,
Automne 2021 : le mix européen tremble et les prix de l’électricité s’envolent. C’était bien avant l’invasion de l’Ukraine – «Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre » aurait rappelé Jacques Prévert. Les racines de ce choc, amplifié ensuite par la crise du gaz de 2022, sont anciennes et résultent des dérives des mix électriques européen et français. Comment, depuis 15 ans, gouvernements, administrations et autorités indépendantes, gestionnaires des réseaux ont-ils pu :
- (i) se laisser aveugler par des idéologies décroissantistes alors que l’électricité décarbonée est à l’évidence le vecteur énergétique du futur,
- (ii) installer une pénurie de capacités de production pilotables génératrice de spéculations en arrêtant sans compensations suffisantes des centrales nucléaires et des centrales « fossiles » de pointe,
- (iii) s’abandonner à la séduction de politiques radicales de développement de capacités de production renouvelables aléatoires et intermittentes, reposant sur des technologies de « back-up » encore bien incertaines après deux décades de R&D.
La France et ses ministres successifs de l’environnement, alignés jusqu’en 2022 sur une doctrine de l’Energiewende allemande qui a profondément imprégné la politique des instances européennes, ont bouleversé un système électrique national qui avait fait ses preuves et abandonné à l’Europe une stratégie que le traité de Lisbonne confie pourtant aux États-membres. Complexités et opacités font désormais loi : loi Nome, ARENH, flexibilités, foisonnement des productions, interconnexions transfrontalières, concurrence entre énergies très inégalement subventionnées, application inadaptée de la doctrine du coût marginal ! Aux « clients », à tous niveaux, de tenter de s’y retrouver comme nous le révèlent Bernard Kasriel et Gérard Buffière.
Depuis deux ans, une prise de conscience de la gravité de la situation est notable avec le discours de Belfort, le rapport Armand/Schellenberger et l’action menée par la ministre de la transition énergétique. Mais, avec une administration inchangée, l’accumulation et le maintien de mauvaises décisions passées pèse toujours lourdement. L’état français doit redevenir stratège, s’attaquer au maquis organisationnel malencontreusement mis en place, revenir à ce qui est évident : l’électricité est un bien national et elle a la caractéristique d’un besoin d’ajustement continu de sa production à la consommation. La diversité, voire l’antagonisme des politiques publiques des États européens rend nécessaire le retour vers le prix du mix « local », national, non dominé par traders et idéologues et livré à la spéculation.
Et comment ne pas s’interroger sur le rôle d’une CRE systématiquement en faveur de fournisseurs alternatifs sans responsabilités réelles, qui demande dans son avis du 20 décembre 2023 sur la réforme du marché de l’électricité, un pouvoir de contrôle encore plus étroit d’EDF.
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Électricité, les dessous du bouclier tarifaire
Bernard Kasriel (Ex-Directeur Général de Lafarge )
et
Gérard Buffière « Ex-Directeur Général d’Imérys »
C’est une loi française, et non le « marché européen », qui oblige EDF, producteur d’électricité hydraulique et nucléaire, à indexer en partie son tarif bleu sur le prix spot du marché européen de l’électricité et donc sur les folles variations du prix du gaz.
En 2022 et encore partiellement en 2023, le défaut de production d’EDF (grand carénage, retard de travaux d’entretien dus à la Covid et surtout arrêt de réacteurs pour des problèmes de corrosion) a coïncidé avec les effets de la guerre en Ukraine sur le prix du gaz et celui de l’électricité sur le marché européen. Ces problèmes ont rendu difficile la distinction entre des problèmes temporaires propres à EDF et les effets sur ses tarifs d’une contagion européenne.
Les évolutions du prix spot de l’électricité sur le marché européen ont amené la CRE (Commission de régulation de l’énergie), dont c’est une responsabilité, à proposer au gouvernement des hausses du « tarif bleu » résidentiel et professionnel de +35% TTC au 1/2/2022 et encore de 100% TTC au 1/2/2023.
Devant ces recommandations, à l’évidence insupportables, le gouvernement s’est posé en défenseur des consommateurs et a limité la hausse du tarif bleu TTC à respectivement 4% et 15% par des artifices coûteux pour le budget de l’État. Il a annoncé ensuite une sortie progressive du dispositif du bouclier tarifaire et une hausse de 10% au 1/8/2023, suivie d’une nouvelle hausse proche de 10% au 1/2/2024.
Au total, le tarif bleu TTC aura ainsi augmenté de 31% de février 2022 au31/1/2024 et de 45% environ au 1/2/2024, sans aucune visibilité pour l’avenir.
Le consommateur particulier ou petit professionnel a-t-il été sauvé ou abusé ?
Et si EDF avait produit normalement en 2022 et 2023 ?
En prenant 2018 et 2019 comme des année normales, le nucléaire comptait pour 71% de la production totale d’électricité, les sources renouvelables (hydraulique, biomasse, éolien et solaire) pour 21% et les centrales thermiques pour 7à 8% environ.
Les prix de revient du nucléaire et des renouvelables ne sont à l’évidence pas affectés par les prix du gaz ou de l’électricité sur le marché spot européen. Ils auraient dû évoluer très modérément : ils sont en effet largement constitués d’amortissements fixes auxquels s’ajoute une faible part de coûts variables.
Les énormes hausses du prix du gaz n’affectent que la faible production thermique d’EDF, mais les achats de gaz faits par EDF sont des volumes sensiblement récurrents et il est quasi-certain qu’en gestionnaire avisé EDF était largement couvert par des contrats à terme ne reflétant pas intégralement les folies quotidiennes des marchés spot.
Enfin, la France était largement exportatrice nette d’électricité. Sans connaitre le détail de ces ventes à l’export, l’envolée des prix de gros de l’électricité sur le marché européen était très probablement favorable à un grand exportateur net, comme EDF.
Ainsi, avec un fonctionnement nucléaire normal d’EDF, la souveraineté dont bénéficiait la France dans sa production électrique aurait permis une hausse modérée du prix de revient du kWh et donc du tarif bleu, malgré les énormes désordres causés par la guerre en Ukraine sur les marchés du gaz et sur le marché européen de l’électricité.
Une estimation sommaire montre qu’une multiplication par 5 du prix du gaz acheté par EDF n’aurait entrainé qu’une hausse de 12 à 15% du tarif bleu, bien loin des calculs de la CRE.
Les problèmes de production d’EDF
Les gros manques de production d’EDF l’ont contraint à acheter massivement de l’électricité, presqu’exclusivement d’origine thermique (charbon et gaz), dont les prix sur le marché flambaient en même temps que ceux du gaz. C’est d’autant plus vrai qu’en 2022 EDF a dû, conformément aux recommandations de la CRE, vendre 20 TWh de plus de son électricité nucléaire au prix cassé de 46 €/MWh à ses concurrents, au titre de l’ARENH ( la vente de 100 TWh au tarif de 42 €/MWh lui étant déjà imposée depuis 2011), et compenser ces volumes par des achats supplémentaires sur un marché européen au plus haut.
EDF a ainsi subi un énorme surcoût, dont il est très important de souligner qu’il n’est que temporaire, quelle que soit l’évolution de la situation internationale. Dès qu’EDF aurait retrouvé un niveau normal de production , ce qui est largement amorcé en 2023 et se poursuivra en 2024, les clients français devraient bénéficier à nouveau de notre souveraineté électrique et de prix de revient favorables et largement moins dépendants du contexte européen.
Pour financer ces surcoûts temporaires, trois solutions étaient possibles :
– demander aux clients une contribution exceptionnelle temporaire, hors taxes (il est en effet normal qu’il n’y ait pas d’effet d’aubaine pour l’État et qu’il ne prélève pas de taxes sur l’augmentation exceptionnelle de la facturation d’EDF) ,
-demander aux actionnaires, donc désormais à l’État, de compenser ces pertes,
-ou une combinaison des deux.
Ces solutions de bon sens, mais coûteuse, à un problème temporaire, étaient incompatibles avec la loi Nome (cf. plus loin), qu’il aurait fallu abroger tant elle n’était plus adaptée à un contexte exceptionnel.
Elles n’exigeaient en rien les mesures complexes du bouclier tarifaire et donnait à tous les clients d’EDF, et en particulier aux clients « tarif bleu » une bonne visibilité sur les niveaux futurs des tarifs, une fois EDF revenu à un fonctionnement normal et les tarifs du gaz sortis d’une période de panique, ce qui s’est largement produit dès le début de 2023.
Pourquoi alors les énormes hausses du tarif bleu recommandées par la CRE ?
La Commission Européenne a toujours été idéologiquement opposée à la position historique de quasi-monopole d’EDF et au tarif réglementé (notons que de fait les tarifs français, parmi les plus bas d’Europe, n’attiraient pas naturellement de nouveaux concurrents : il fallait donc de forts encouragements financiers pour favoriser artificiellement leur apparition).
Après de longues négociations, le gouvernement français a fait accepter il y a une quinzaine d’années par la Commission et mis en œuvre des mesures toujours en place, essentiellement :
– un démantèlement d’EDF entre un nouvel EDF et le transport de l’électricité, assuré par RTE.
– et une loi destinée à susciter artificiellement la constitution d’une concurrence à EDF, la loi Nome (Nouvelle organisation du marché de l’électricité) promulguée en décembre 2010.
En simplifiant, cette loi :
-limitait le tarif réglementé aux seuls clients particuliers et petits consommateurs professionnels, le « tarif bleu » d’EDF
-donnait de nouvelles responsabilités à la CRE
-et favorisait l’entrée de nouveaux concurrents à EDF.
La loi prévoyait pour ces fournisseurs alternatifs :
*le droit d’acheter à EDF jusqu’à 100 TWh annuellement (environ 25% de la capacité d’EDF), dans le cadre de l’Accès Régulé au Nucléaire Historique (ARENH), à un prix égal au « prix de revient du kWh nucléaire », prix fixe, et sans aucune obligation d’achat, fixé à 42 €/MWh. Ce prix aurait dû, selon le loi, être révisé annuellement mais ni la CRE, ni les gouvernements successifs qui n’ont jamais publié les décrets d’application, ne l’ont jamais actualisé. Cette disposition et l’absence de révision du prix ARENH ont eu de lourdes conséquences négatives sur les résultats d’EDF
*un tarif bleu, qui s’impose à EDF, calculé selon une formule incluant pour partie le prix de l’électricité sur le marché européen. Cette formule, sans rapport avec le prix de revient d’EDF, est censée refléter le coût d’approvisionnement des fournisseurs alternatifs au-delà de leur part d’ARENH et assurer une concurrence dite équitable.
*des dispositions de sauvegarde prévoyant en particulier l’obligation pour EDF de reprendre des clients que les fournisseurs alternatifs ne voulaient plus livrer et une indemnisation par l’État du manque à gagner pour tous les fournisseurs dans le cas où l’État n’appliquerait pas la hausse du tarif réglementé calculée selon la formule.
* et tout cela sans aucune obligation pour les fournisseurs alternatifs d’investir en capacité de production d’électricité et de participer à l’équilibre physique du réseau, essentiel pour une énergie très peu stockable.
Ces dispositions qui, avec le recul paraissent extravagantes, ont permis à de simples traders, sans investissements autres que commerciaux pour la plupart, de bénéficier d’une rente certaine en vendant sous l’ombrelle de prix d’EDF leur part d’ARENH et des volumes achetés à prix ferme sur le marché. ;Les plus audacieux de ces traders ont probablement fait des ventes « à découvert » vendant à leurs clients des volumes, qu’ils achetaient ensuite sur le marché spot européen, ce qui leur a été longtemps très profitable, ces prix spot étant restés très bas jusqu’en 2021.
Ce dispositif va montrer son absurdité lorsque le prix du gaz et donc le prix de l’électricité achetable sur le marché européen et, en particulier sur le marché spot, se sont envolés.
Dans une concurrence normale et avec un fonctionnement normal d’EDF, ce dernier n’a aucune raison d’augmenter fortement ses prix (cf. 1).
Les fournisseurs alternatifs cessent alors de livrer les clients devenus non rentables (repris par EDF) ; les plus audacieux qui ont vendu ferme à découvert des quantités qu’ils voulaient acheter sur le marché spot encaissent de lourdes pertes et disparaissent s’ils n’ont pas la solidité voulue pour une poursuite de leur activité.
Mais la loi Nome en dispose autrement !
La formule de calcul du tarif régulé s’impose à EDF : le tarif bleu HT devrait augmenter de 36% au 1/2/2022, mais l’État ramènera la hausse TTC du tarif à 4% en abaissant les taxes, surtout la CSPE.
Au 1/2/2023, la hausse calculée devrait être de 100%, alors que le marché européen s’affole. Non seulement l’État ne peut rétablir le taux « normal » de taxes, mais il va, comme la loi Nome le lui permet, plafonner l’augmentation TTC du tarif bleu à 15%. Il devra en contrepartie indemniser EDF et les alternatifs pour leur manque à gagner.
Plusieurs évaluations circulent du coût de ces mesures, notre évaluation dépasse 40 milliards d’euros.
Ce sont surtout des pansements d’urgence, faussant la concurrence, et sans aucune visibilité sur un chemin de retour à la normale, d’un tarif bleu qui ne devrait normalement être HT comme TTC supérieur à 2021 que de quelques %.
Contrairement à ce que l’on a beaucoup lu et entendu, les folles variations des marchés du gaz et de l’électricité ne sont pas la cause des errements du TRVE (tarif bleu) calculé par la CRE ; elles n’ont été que le révélateur d’un dispositif législatif mal conçu, faisant des « concurrents alternatifs » d’EDF des rentiers sans risque et sans obligation d’investissement en capacité de production, avec au mieux un gain très faible pour leurs clients petits consommateurs et un coût énorme pour eux lorsque des marchés , qui ne devraient les affecter qu’à la marge, s’affolent.
Le gouvernement n’a protégé les consommateurs que contre une loi française.
Plutôt qu’appliquer des rustines ruineuses pour l’État, appelées « bouclier tarifaire », le gouvernement aurait été mieux inspiré d’abroger, avec effet immédiat, la loi Nome dès lors qu’il apparaissait évident qu’elle n’atteignait pas l’objectif voulu par la Commission Européenne et par le Gouvernement français de créer une concurrence saine favorable aux consommateurs.
Certes il aurait fallu rediscuter ensuite avec la Commission Européenne, mais elle aurait été bien en peine d’argumenter qu’un dispositif qu’elle avait poussé était favorable aux petits consommateurs !
Cette sortie de la loi Nome ne va malheureusement pas se faire avant son terme normal, fin 2025. Le volume ARENH maintenu à 100 TWh représente une part beaucoup plus élevée de la production totale d’EDF que lorsqu’il avait été fixé en 2011. Et le prix de 42 €/MWh de l’ARENH a été maintenu alors même que la CRE et le gouvernement convenaient qu’il aurait dû être modifié.
Pourquoi différer jusqu’en 2026 une forte augmentation de l’autofinancement d’EDF nécessaire au financement du nouveau nucléaire ?
NB : faute d’informations publiques détaillées sur les autres clients acheteurs d’électricité, cette note ne traite que des clients éligibles au tarif réglementé dit tarif bleu ou ayant choisi une offre de marché indexée sur ce tarif soit environ 40 % de la consommation française.
Michel Simon (12-02-24)
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